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21/01/2016

Si tu vois le futur, dis lui de ne pas venir

Alors que Mauricio Macri est arrivé aujourd’hui à Davos où sont attendues avec impatience ses interventions, je vous livre ici la traduction d’un article de Jorge Beinstein et Horacio Rovelli (économistes argentins) paru dans “Resumen Latinoamericano” le 18 janvier 2016. Ces deux économistes engagés à gauche livrent un panorama peu reluisant de l’avenir de l’Argentine. On aimerait penser que leur discours est celui d’oiseaux de mauvais augure, mais certains de leurs arguments semblent implacables.

Pour contrebalancer cette opinion, je publierai prochainement un article d’économistes favorables au gouvernement.

 

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Des oiseaux de mauvais augure ?

 

 

Avant de mourir le 12 octobre 1812 d’un cancer de la langue, Juan José Castelli, l’« orateur de la révolution de mai », celui qui a libéré les Indiens de l’esclavage au nord du Vice-Royaume du Rio de la Plata (aujourd’hui le nord de l’Argentine et Sud de la Bolivie), celui qui rêvait d’arriver au vice-royaume du Pérou avec les idées libertaires, emprisonné à Buenos Aires,  réclama un crayon quelques minutes et écrivit la phrase qui titre cet article, et qui revient encore et encore comme un stigmate tout au long de notre histoire. Le futur proche vers lequel nous mène le gouvernement semble un cauchemar et le futur plus lointain qu’il nous promet est encore pire.


L’avalanche néolibérale


Avec un contexte extérieur de forte chute des prix du pétrole (rappelons que le baril de pétrole se situe autour de 30 dollars à mi-janvier 2016, quand en juin 2014, il valait 115 dollars) et des matières premières en général, et face au ralentissement de la croissance chinoise, à la récession au Brésil, et à un taux de croissance inférieur à 1% -en moyenne- dans les pays développés, le gouvernement arrivé au pouvoir le 10 décembre 2015 prétend « réajuster la production et les prix » pour les orienter vers le marché extérieur.

Pour cela, le gouvernement a levé le contrôle des devises (classifié comme « cepo »* par Clarin et la droite en général), et « libéré » les entrées et sorties de capitaux, pour que les grandes entreprises puissent dollariser leurs profits et les sortir du pays, tout en jouant sur la « bicyclette financière » liée à la différence des taux d’intérêt entre la dépréciation attendue de notre monnaie et le taux que paient les titres publics.

Pour faciliter ces mouvements financiers, le gouvernement a éliminé :
- les restrictions de change
- le paiement des impôts sur l’achat de monnaie étrangère
- et les freins aux opérations de « règlement avec liquidation » (NdT : concept se référant au dollar :contado con liqui / autres infos sur ces règlements avec liquidation).

De la sorte, il touche aussi les acheteurs étrangers souhaitant acquérir des Lettres de la Banque Centre (LEBAC) en pesos ou en dollars. Les investisseurs étrangers pourront par cette dernière opération apporter des devises de manière immédiate, sans passer par le marché de change officiel.


Bien sûr, la bicyclette financière rend nécessaire le fait que le taux d’intérêt local soit beaucoup plus haut que le taux étranger, puisqu’il faut que ce taux soit suffisamment attractif (autrement dit, plus élevé que la possible dévaluation). Résultat, aujourd’hui ce taux détient un plancher inférieur de pas moins de 28% annuel. En effet, le 12 janvier 2016 le taux officiel du dollar était de 13,82 m $, alors que sur le marché futur à Rosario – le ROFEX, les contrats se font à décembre 2016 pour 1 dollar à 17,55 AR $, ce qui implique une dépréciation de notre monnaie de 27% annuel (aux États-Unis, le taux de référence est de moins de 1% annuel).

Parallèlement, le nouveau gouvernement élimine les droits d’exportation sur les céréales, la viande et les industries qui étaient touchées par les taxes, et réduit de 5 points les rétentions sur le soja en grain, en tourteaux et en huile, ce qui implique :
- un brutal transfert des revenus des consommateurs vers les grands producteurs et les intermédiaires agricoles et industriels, qui placent toujours les prix du marché interne au niveau du marché externe,
- et des pertes fiscales qui ne peuvent être compensées par l’élimination partielle ou totale des subventions vers les secteurs de l’énergie et du transport.

La combinaison de la dévaluation, la diminution des rétentions (droits d’exportation), la suppression des subventions et autorisations d’augmentation des prix accélèrent le processus inflationniste.

À tout ce “bazar”, on doit additionner l’obligation faite par l’OMC au ministre Kicillof de supprimer la DJAI, à partir du 1er janvier 2016, ce à quoi le « macrisme » a ajouté la dérogation des Registres d’Opérations d’Exportation (ROE), mesures qui sont seulement palliées par l’octroi arbitraire de Licences Automatiques et Non Automatiques à travers le Système Intégral de Monitoring des Importations (SIMI).

L’ensemble de ces mesures implique une profonde reconversion de la politique commerciale au détriment des petits et moyens producteurs liés au marché interne.


Prat Gay (actuel ministre argentin de l'économie) le sait, ces mesures nuisent sérieusement à qui vit de son travail et comme le démontre l’expérience historique, chaque fois que s’imposent ces transferts de ressources en faveur de ceux qui ont déjà le plus (modèle Hood-Robin – NdT : Robin des Bois inversé), le résultat est l’augmentation du chômage (que le gouvernement lui-même encourage déjà avec des licenciements généralisés dans le secteur public), la baisse des salaires réels et du niveau de vie de la majeure partie de la population, et avec cela la chute du marché interne et la baisse drastique du PIB.

Un des résultats recherchés par le gouvernement est que cette contraction freine les importations, ce qui permettrait que l’excédent commercial puisse payer une partie des intérêts de la dette externe accumulée pour couvrir le déficit fiscal et la fuite des capitaux liée à la dollarisation des profits d’entreprise (obtenus en pesos sur le marché interne et par le principe de la bicyclette financière déjà décrite).

 

Récession prolongée et logique de pillage

Nous nous trouvons face à un choc récessif qui menace de se prolonger indéfiniment et qui sera accompagné par une déstructuration croissante du tissu social, avec une énorme masse de chômeurs chroniques et de pauvres, ainsi qu’une complète élitisation et externalisation (passage à des mains étrangères) de l’économie.

Des 2 moteurs dont dispose l’appareil économique, le commerce extérieur et le marché intérieur, le premier se trouve sérieusement affecté par la stagnation globale qui semble conduire à une grande récession. Tous les pronostics réalisés par les organismes internationaux comme le FMI, l’OCDE ou la Banque Mondiale montrent que dans le meilleur des cas, on doit attendre une croissance très réduite des économies des grandes puissances traditionnelles (UE, Japon, États-Unis), ce à quoi il faut ajouter un désenflement de la croissance chinoise.

C’est ce qu’affirment également les gourous néolibéraux tels que Larry Summers, ex-Secrétaire du Trésor américain qui ces derniers temps a rendu fameuse la théorie de la stagnation séculaire, selon laquelle les économies de développement avancé vont connaître des croissances économiques nulles ou anémiques, pour au moins une décennie.
Cela signifie que les prix des matières premières se maintiendront avec une tendance baissière (avec quelques hausses éphémères). Et ce que nous enseigne l’évolution des dernières années, c’est que ces prix seront non seulement plus bas, mais aussi toujours plus instables.

Par conséquent, parier sur le « miracle des exportations » tel que le fait le gouvernement relève du fantasme sans aucun fondement. L’aventure macriste n’aura pas le vent arrière (venu de l’extérieur), auquel il attribuait le succès kirchnériste. Au contraire, il devra faire face à un dur hiver extérieur, avec des cyclones qui souffleront de face.

Il reste donc le marché intérieur que la politique néolibérale a commencé à détruire via une opération de saccage qui par sa rapidité et son amplitude n’a pas de précédent dans l’histoire argentine. L’opération semble une folie, une sorte de suicide national si on fait l’analyse du point de vue de la rationalité macroéconomique conventionnelle, mais qui est parfaitement logique si l’on se place du côté des élites locales-transnationalisées immergées dans le court-termisme propre à la spéculation financière actuellement dominante dans le capitalisme global, et qui pillent le marché local.


Raison instrumentale, logique de folie pilleuse accompagnée par l’utopie réactionnaire de la construction d’une économie élitiste agro-minière-industrielle exportatrice. Cette tendance est ainsi commentée avec un optimisme forcé dans les cercles dominants : les sacrifices du présent créeront le bonheur du futur. On revient ici au vieux discours des années 90 : « Nous allons mal, mais nous allons vers le mieux » (et c’est ainsi qu’on a abouti au désastre de 2001).


Désordre macroéconomique en vue


La bataille macriste est cependant loin d’être gagnée. Bien au contraire, elle a deux obstacles importants à dépasser :
- le premier se situe au sein même des secteurs dominants (grands producteurs et vendeurs de céréales, ainsi que les grandes entreprises exportatrices – grupo Techint, Arcor, Aluar, etc.), que Mauricio Macri lui-même appelle le « cercle rouge »
- et le 2e est le peuple travailleur qui ne va pas accepter de se soumettre à ce à quoi ces secteurs hégémoniques subordonnés au capital financier international prétendent : extraire de son travail et de ses sacrifices les dollars qui viendront enrichir leurs comptes à l’étranger.

Toutes les mesures adoptées par le Ministère de l’Économie et des Finances et par la Banque Centrale s’appuient sur des entrées possibles de devises qui dépendent – pour utiliser un euphémisme- de la volonté des investisseurs supposés d’apporter des capitaux au pays, et semblent ne pas tenir compte de la demande très concrète des entreprises qui veulent transférer leurs profits à l’extérieur, ni de la volonté d’amples secteurs de la classe moyenne qui voient dans la devise nord-américaine leur seule référence d’épargne (secteurs dont le comportement est conditionné par la négociation de la dette avec le juge Griesa – NdT : affaire des fonds vautours).

En synthèse, rien n’est résolu au niveau financier et économique, et si l’on pense à la négociation avec les fonds vautours, il y a fort à parier qu’elle n’apportera ni le coup de confiance ni la pluie de dollars annoncés. Elle risque bien plutôt d’entraîner plus de « pillage » et des exigences supplémentaires d’ajustement. Par ailleurs, le « cercle rouge » pendant qu’il dévore la première dévaluation de Macri, commence à faire pression pour que cette dévaluation soit plus importante. On s’en rend compte lorsqu’on observe ce dont informent la Chambre de l’industrie huilière de la république argentine (CIARA) et le Centre des Exportateurs de Céréales (CEC), qui selon Prat Gay devaient liquider des ventes pour 400 millions de US $ par jour depuis le 16 décembre (jour où le « cepo » a été levé) et qui en fait jusqu’au 11 janvier 2016 n’ont liquidé que 174 millions de US $. Ces structures n’ont même pas élevé leurs ventes quand la devise a dépassé la valeur officielle de 14$ la première semaine de l’année.

Et il faut encore évoquer ceux qui vont être le plus touchés par ces mesures : les travailleurs qui réclament des paritaires, la préservation de leurs droits, leurs rémunérations et leur emploi. Il est certain que le gouvernement de Macri est le fruit d’élections, ce qui lui octroie une certaine légitimité, mais cependant son comportement quasi inconstitutionnel (déluge de « décrets d’urgence ») érode très rapidement cette légitimité. Ceci pourrait conduire à une crise de gouvernabilité qui ne pourra être retardée avec des fanfaronneries (tel que le mémorable « état de siège » de Fernando de la Rua).

Le proche avenir est horrible, mais cet avenir est aussi celui de ceux qui croient qu’ils peuvent gouverner avec des tromperies et manipulations médiatiques. Une chose est le discours de campagne, une autre est la cruelle réalité, dont la complexité dépasse les simplifications néolibérales.

Nous nous acheminons probablement vers un autre 2001, mais de manière plus abrupte et plus absurde. Tandis que les « CEOcrates » mettent le feu, nous devrions nous préparer à ce que leur déroute soit cette fois définitive.

 

*cepo = restriction dans les opérations de change

 

Traduction : Isabelle Laumonier

 

 

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