20/04/2016
Buenos Aires et la traite des blanches, vues par Albert Londres
D’Albert Londres, on connaît bien sûr les cinglants réquisitoires contre les bagnes guyanais. Mais ce génial journaliste connut également un succès retentissant en 1927, lorsqu’il publia une longue enquête consacrée à la prostitution à Buenos Aires, sous le titre "Le chemin de Buenos Aires".
Mais pourquoi donc s’intéressa-t-il à ce « phénomène » ? Tout simplement parce qu’à l’entre-deux-guerres, nombreuses furent les Françaises entraînées par des maquereaux pour s’établir sur les rives du Rio de la Plata. Le journaliste livra du « milieu » un portrait drôle, percutant et invitant bien sûr à réfléchir sur la société dans laquelle il vivait.
Portrait d'Albert Londres
Comprendre le fonctionnement de la filière proxénète entre Paris et Buenos Aires
C’est sans doute parce qu’il ne portait pas de jugement moral a priori qu’Albert Londres réussit à s’introduire aussi facilement dans le milieu des proxénètes de Buenos Aires.
Pour avoir les contacts, il se rend d’abord à Paris sur le faubourg Saint-Denis. Il y rencontre des maquereaux qui ne boivent que des vittel-menthe (pour avoir les idées claires ?) et se renseigne sur les pratiques et méthodes du « secteur » :
- comment les maquereaux « viennent en remonte », autrement dit viennent chercher des femmes pour les exporter ;
- dans quels quartiers de Buenos Aires les proxénètes vivent, prospères à souhait (Belgrano, « C’est Passy là-bas ! » ; Palermo, « C’est l’Etoile là-bas ! ») ;
- quels liens ils entretiennent avec la police (« Elle nous coûte cher, mais parfois elle est commode ! »… certaines choses ne changent donc jamais).
Et le ticket pour la transatlantique Le Havre-Buenos Aires est bientôt en poche.
Portraits de proxénètes et des jeunes femmes destinées à la prostitution
A bord, Albert Londres repère très vite ces « couples » dont il devine qu’ils sont composés du proxénète et de sa « protégée ». La jeune femme sait-elle où se situe Buenos Aires, sa destination ? Non, mais son ami, lui, le sait… On comprend bien vite que celle qui part pour ces terres si lointaines, loin des siens, est souvent bien peu éduquée et facilement « manœuvrable ». Est-elle désespérée pour autant ? Albert Londres ne le présente jamais ainsi. Il y a dans certains des portraits de femmes un enthousiasme innocent, accompagné presque constamment d’une quête de vie meilleure. Quel qu’en soit le coût.
Une fois le journaliste arrivé à Buenos Aires, il part à la rencontre de la « Franchucha » (terme qui désigne alors aussi bien la Française que la fille de mauvaises mœurs) et des hommes dont elles dépendent.
Un certain Vacabana, dit Le Maure l’introduit dans le milieu. Il met en garde : « Il ne sera peut-être pas moral de trouver des heureuses où vous cherchiez des victimes ». Le ton est donné. Si en évoquant la traite des blanches, on imagine aujourd’hui séquestration, esclavage, violence, ce n’est pas forcément ce qu’Albert Londres va rencontrer, même s’il le dit clairement : « Le milieu est une société d’hommes qui exploitent la femme, simplement, comme d’autres exploitent des forêts, des brevets, des mines ou des sources d’eau minérales ».
Sur Esmeralda, il rencontre un groupe de proxénètes qui ressemblent à des dandys bourgeois ; Victor le victorieux lui raconte son parcours, et ses « achats ». « Nos femmes sont des machines à sous »… rien n’est plus vrai. Pendant que messieurs devisent entre eux, leurs femmes bossent dur…
Victor évoque Rita, celle qu’il a acheté à moitié, sa « demie-femme » ; elle était trop chère pour lui tout seul, il a dû la partager avec un autre proxénète. Car il existe bel et bien un mercato de la femme. On peut vendre ses « possessions », se les échanger…
Et comment voit-il l’avenir Victor le victorieux ? « Dans un an [ma femme – la principale] cessera le travail. Elle a gagné ses galons. Moi je vendrai ce qui me reste (ses trois femmes d’Argentine), je rentrerai en France et tous deux, désormais bourgeois, elle fière de moi et moi, fier d’elle, nous irons l’hiver à Nice, le printemps à Saint-Cloud, l’été sur la Marne et l’automne à Montmartre ». Tant de romantisme, on en verserait presque une petite larme…
Les maquereaux se présentent de fait en « protecteur », voire en bienfaiteur ! « Le métier de maquereau, monsieur Albert, n’est pas un métier de père de famille ! Il nous faut être administrateur, éducateur, consolateur, hygiéniste ».
Le ruffian souligne qu’il y a une vraie prise de risque : il faut bien sûr miser sur le « bon cheval ». Qui sont donc les jeunes femmes qu’ils convainquent de travailler pour eux à l’autre bout du monde ? Des filles « avec une bonne mentalité, c’est-à-dire docile[s], pas féministe[s] ». Et puis pour en remettre une couche, il faut se rendre compte, nous assènent les maques que sans eux, les femmes « fument, boivent, dansent, prisent de la coco, s’offrent des béguins, découchent, se marient entre elles ! ». La perdition…
Buenos Aires et la prostitution à l’Entre-deux-guerres
Dans les années 20, Buenos Aires est la destination phare de la traite des Blanches. A l’époque, la capitale argentine est en pleine effervescence. Le pays connaît une incroyable prospérité économique depuis le tournant du XXe et une vaste classe moyenne s’est développée. Alors, de la pauvre Europe détruite par la guerre de 14-18, il est logique qu’on accoure, y compris pour faire du commerce d’êtres humains…
Calle Florida, 1925 (source)
Les autorités, bien sûr, ne peuvent donner leur aval à de telles pratiques, au moins en surface. Parfois les « remonteurs » sont arrêtés à Montevideo et réexpédiés avec leurs « colis », mais le plus souvent ils bénéficient des complicités leur permettant de débarquer à bon port. C’est d’ailleurs un trafiquant de femmes qui vient en aide à Albert Londres, pas en règle avec ces papiers, lorsqu’il arrive à Buenos Aires.
La Société des Nations consciente du phénomène de traite des Blanches lance d’ailleurs en 1925 une « vaste enquête » sur le sujet. Mais selon Albert Londres, les dossiers n’ont jamais été constitués pour combattre la traite des Blanches, mais pour dégager la responsabilité des fonctionnaires chargés de la combattre ». Préserver les apparences, voilà l’important pour la SDN !
Mais au fait pourquoi ce problème de traite des Blanches à Buenos Aires touche-t-il spécifiquement les Françaises ? Parce que les proxénètes français ont bien compris qu’en Argentine, la Franchucha est considérée comme ce qu’il y a de mieux en matière de femme… Albert Londres propose même qu’une statue lui soit dressée : « A la Franchucha, le peuple argentin reconnaissant ».
Joies et misères ( ?) des Franchuchas
Une question taraude : la jeune femme qui part pour Buenos Aires sait-elle ce qui l’attend ? La plupart du temps, la réponse semble positive. Si elle accepte ce « destin », c’est souvent parce que sa vie de prostituée est bien meilleure que celle qu’elle menait en France. Les maquereaux leur paient de jolis robes, leur mettent un toit sur la tête –parfois élégant-, et elles peuvent conserver une partie de leur paie qu’elles envoient à leur famille. Albert Londres cite le cas de Germaine X qui refuse la proposition du consul de France pour l’aider à rentrer en France. « Je suis heureuse comme je suis ».
Le prototype de la Franchucha des années 20 ?
L’enquête, bien sûr, ne serait complète sans une visite au « prostibulo ». Les Françaises se trouvent pour la plupart dans les « casas francesas », où l’on fait la queue pour attendre son tour… C’est donc ici que s’empressent de courir les Argentins en conclut Londres. On y rencontre des Mademoiselle Opale, des mademoiselles Rubis, qui ne se plaignent semble-t-il jamais de leur sort.
C’est que « la traite des Blanches, la véritable, la chose que le terme évoque à l’imagination populaire, ce sont les hommes polaks qui la pratiquent ». Au cours de son enquête, Londres découvre que les Polonais ont organisé une filière de la prostitution très organisée et à grande échelle ; ils vont le plus généralement chercher des jeunes filles juives provenant de familles pauvres et n’ayant aucune idée de ce qui les attend à Buenos Aires. Elles sont ensuite envoyées dans des maisons de la Boca où elles travaillent d’arrache-pied.
« La Boca semble une conscience qui se serait chargée de tous les péchés mortels et qui, affalée là, vivrait au milieu de la malédiction ».
A côté, la Franchucha vit presque au paradis !
La prostitution, une responsabilité de la société
Inutile de jeter la pierre sur les maquereaux : « A la base de la prostitution de la femme, il y a la faim ». La grande usine qui produit les prostituées, n’est rien d’autre que « la misère », et cela, le ruffian l’a bien compris.
Et Albert Londres de conclure que la prostitution ne sera pas éradiquée « tant qu’il y aura du chômage. Tant que des jeunes filles auront froid, auront faim. Tant qu’elles ne sauront pas où frapper pour aller dormir. Tant que la femme ne gagnera pas suffisamment pour se permettre d’être malade. […] Tant que nous laisserons le ruffian se substituer à nous et lui tendre l’assiette de soupe. […] La responsabilité est sur nous. Ne nous en déchargeons pas ».
Que dit Albert Londres des Porteños ? Il identifie deux types spécifiques :
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Que dit Albert Londres de Buenos Aires ? En 1927, la capitale argentine compte 2 millions d’habitants. Et une chose est sûre, Albert Londres est loin d’être conquis ! Il ne supporte pas le plan en damiers de la ville. « C’est une bien grande ville que Buenos Aires. C’est Capharnaüm multiplié mille fois par Capharnaüm. […] Une nuit j’ai même rêvé, qu’ayant commis un crime affreux, de justes jurés m’avaient infligé comme châtiment de me promener toute la vie dans Buenos Aires. Je me réveillai. J’en pleurais ! […] On peut voir la vie en rose, on peut la voir en noir, mais en carrés ! » |
04:08 Publié dans Histoire argentine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : traite des blanches, argentine, albert londres, le chemin de buenos aires, franchucha, prostitution buenos aires | Facebook | | |
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