11/05/2016
Les barrios cerrados en Argentine
Il y a peu, une offre est passée sur Groupon.com.ar pour s’offrir un WE dans un hôtel 5* de Nordelta… Ca ne vous tente pas vous, d’aller passer un WE dans le plus grand « barrio cerrado » d’Argentine ? Nous, si, pour mieux comprendre les univers parallèles que représentent ces quartiers privés à l’ambiance très Truman Show. En attendant d’aller tester l’hôtel, voici déjà quelques données sur ce phénomène si répandu aujourd’hui en Amérique latine.
Photo extraite du site de l'hôtel Wyndham, Nordelta - Tigre
Barrios privados et countries : l’origine
Les « barrios cerrados », on les imagine plutôt en Floride… Et pourtant l’Amérique latine en est emplie. Barrios privados ou cerrados, country/ club de campo, ou chacra, ils ont poussé comme des champignons à partir des années 70. La raison principale, c’est bien sûr la recherche de la sécurité. Ces quartiers sont d’accès hautement sécurisés et se cachent souvent derrière des murs de barbelés surveillés par des miradors… voilà une drôle image de ces soi-disant « paradis ». Car oui, on décrit souvent ces quartiers comme le paradis des riches, qui fuient la délinquance et cette misère qui leur fait si peur. Les barrios privados se révèlent ainsi des ghettos… mais des ghettos tout en paillettes où les dollars ont tendance à couler à flots.
En privilégiant l’entre-soi au détriment de la mixité sociale, on peut franchement se demander comme un pays peut faire société…
Le premier « country » argentin (mais aussi d’Amérique latine) a été fondé en 1930 : il s’agit du « Tortugas country club» à Pilar. L’idée originale était de permettre à un groupe restreint de se retrouver régulièrement à la campagne pour jouer au polo. De fait, la plupart des countries argentins se sont créés sur de vastes terrains permettant d’offrir tout type de sports à ces habitants : polo, golf, régate nautique…
Le country Tortugas
Deux périodes marquent ensuite l’installation des « barrios privados » dans le paysage argentin :
- les années 1970 au cours desquelles le phénomène des « barrios privados » connaît une véritable accélération, due à la construction des autoroutes du Grand Buenos Aires ;
- puis les années 90 ; l’ère Menem où 1 peso=1 dollar est la période rêvée pour les promoteurs immobiliers. Au cours de cette décennie, près de 4,5 milliards de dollars auraient été investis pour la construction de 300 countries (source : mémoire de Alejandro Rodando Diaz, « Aparicion y auge de las urbanizaciones cerradas en el Gran Buenos Aires »)
Sous le kirchnérisme, le mouvement a repris de plus bel. Aujourd’hui la Fédération Argentine des Clubs de Campo estime qu’il existe 1000 countries en Argentine, sur lesquels ont été construites 100 000 maisons. 80% des barrios cerrados se trouvent dans la province de Buenos Aires.
Un country hors-norme : Nordelta
La nouveauté introduite par un barrio cerrado comme Nordelta est qu’on affaire ici à une véritable ville dans la ville, avec sa propre organisation, ses propres infrastructures… Ce quartier, né en 1999 sur la commune de Tigre, est censé pouvoir accueillir 100 000 personnes. Outre les traditionnelles activités sportives, Nordelta compte des écoles, des supermarchés, des bureaux… Bientôt les habitants de Nordelta ne connaîtront-ils Capital Federal qu’à la télé ?
Nordelta
Qui sont les habitants des countries ?
La plupart des habitants des countries proviennent de la classe moyenne supérieure et des classes aisées, voulant offrir à leur famille un cadre de vie plus agréable et souhaitant généralement se mettre à l’abri d’une société qu’ils considèrent dangereuse.
Humm… mais la criminalité est-elle vraiment à l’extérieur des murs des countries ? Nordelta abriterait ainsi de nombreux narcotrafiquants et aurait permis le blanchiment de millions d’argent sale. En 2014, Sergio Massa, maire de Tigre et alors candidat présidentiel avait lancé lors d’une réception cette étrange blague à Eduardo Costantini (créateur de Nordelta et un des hommes les plus riches d’Argentine/ également fondateur du musée MALBA) : "¡Ah, al final nos juntamos todos acá! ¡Yo que soy el jefe de los narcos y vos que sos el dueño de la capital del narco!"
Eduardo Costantini
“Ah on se retrouve enfin tous ici! Moi qui suis le chef des narcos, et toi qui es le propriétaire de la capitale du narcotrafic ! » Evidemment, on note bien l’ironie, mais comme qui dirait, il n’y a pas de fumée sans feu… Régulièrement des articles se font l’écho des liens entre Nordelta et le narcotrafic et le blanchiment d’argent.
Barrios privados et effets néfastes sur la société et l’environnement
Outre la mixité sociale définitivement enterrée, le phénomène des barrios privados entraîne d’autres problèmes souvent peu évoqués. D’une part, le prix des terrains a explosé, les rendant inaccessibles aux classes pauvres et moyennes basses. D’autre part, comme partout en Argentine, les quartiers fermés se sont développés sans règle d’urbanisation, ni de planification. Les différents booms immobiliers qu’a connus le pays ont systématiquement conduit à des constructions tous azimuts relevant uniquement des lubbies des promoteurs (Capital Federal en témoigne aussi, presque à chaque coin de rue).
Il y a un mois, un procureur de San Isidro (nord de Buenos Aires) a obtenu que soient paralysées les constructions des countries en cours : en cause, leur impact sur l’environnement. « Il a été démontré que la construction de quartier fermés installés sur la plaine d’inondation du fleuve Lujan et dans le delta du Parana non seulement ont affecté l’environnement, mais ont également produit de graves effets et des dommages incalculables sur la propriété publique et privée, provocant également la perte de vies humaines. »
Inondations à Tigre (source)
En 2010, la ville de Rosario, consciente des problèmes que pouvaient engendrer les countries a tout bonnement décidé de les interdire… Un mouvement qui malheureusement n’a pas été suivi.
Tant que proliféreront les barrios privados, tant que l’Etat continuera de ne pas planifier l’urbanisme, tant qu’on ne donnera pas tout son sens à l’espace public que représente la ville, les inégalités continueront de fleurir et le faire-société restera lettre morte…
En savoir plus :
Ø Dossier complet de La Nacion sur les countries (chronologies, les countries des provinces, le design des maisons dans les countries) : http://70aniversario.clarin.com/countries
Ø Liste des countries en Argentine : http://www.guiacountry.com/countries/imagenes/listado.php...
Ø Exemples de sites de countries : http://www.estanciasdelpilar.com/ (la vida simple y feliz !!) http://www.nordelta.com/en http://www.grupoharasdelsur.com.ar/
Ø Pour comprendre la différence entre « barrio privado », « country/ club de campo » et « chacra »
Ø Article d’El Pais sur Nordelta
Pour aller plus loin sur la notion d’espace public :
Ø El espacio publico, ciudad y ciudadania (Jorge Borga)
19:56 Publié dans Société argentine - questions sociales | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : barrio cerrado, barrio privado, country, club de campo, tortugas, tigre, eduardo costantini, nordelta, narcotrafic, inégalités sociales | Facebook | | |
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